Dérange-nous, Seigneur
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Par Adorable Castillo, cicm
Vicaire général
Cette prière de feu l’évêque Desmond Tutu qui figure dans les Actes du 15e Chapitre général a pour but d’inspirer les confrères CICM à continuer à rêver et à espérer une mission pionnière, audacieuse et créative. Nos Constitutions disent que le Chapitre général qui se tient régulièrement « vise à renouveler l’élan apostolique de l’Institut et à encourager ses membres dans la fidélité à leur vocation missionnaire religieuse » (Art. 110). Permettez-moi d’apporter mon grain de sel à cette réflexion en cours alors que nous préparons le 16e Chapitre général et que nous voulons renouveler notre engagement envers la mission universelle de l’Église.
Un authentique renouveau missionnaire présuppose une conversion, à la fois personnelle et communautaire. Comme dans le cas de personnages bibliques éminents, la conversion se produit de différentes manières, parfois de façon bizarre, concomitantes à des événements inattendus.
Jonas est appelé par Yahvé à prêcher la conversion aux Ninivites, mais il refuse continuellement et prend délibérément la fuite. Naufragé et jeté à la mer, il fut finalement avalé par une baleine et dans le ventre de celle-ci il devint malgré lui un missionnaire.
Frustré, épuisé et effrayé, Élie fut nourri par des corbeaux et une veuve. Et sur le mont Horeb, le Seigneur lui est apparu non pas dans l’ouragan, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu ; mais dans le murmure d’une brise légère.
Simon, le pêcheur chevronné de Capharnaüm, a été impressionné par une pêche miraculeuse et est devenu un disciple de Jésus. Et plus tard, le chant du coq proverbial lui a rappelé non seulement son grand péché, mais aussi la grande miséricorde de Dieu.
Saul de Tarse était un pharisien zélé, un défenseur acharné de la Torah, et un persécuteur reconnu des chrétiens. Sur le chemin de Damas, il est soudainement tombé et un éclair de lumière l’a rendu aveugle. C’est une expérience de conversion à ne pas négliger, car elle a changé le cours de l’histoire du christianisme.
Des événements bizarres couplés à des occurrences naturelles et cosmiques telles que des éclairs, des prises miraculeuses, le chant du coq et des tempêtes turbulentes sont des occasions de perturbation, de dissonance et de rupture qui jouent un rôle crucial dans toute expérience d’une conversion. Puisse cette prière nous conduire à la conversion.
Dérange-nous, Seigneur,
lorsque nous sommes trop satisfaits de nous-mêmes,
lorsque nos rêves se réalisent
car nous avons rêvé trop peu,
lorsque nous sommes arrivés en toute sécurité
car nous avons navigué trop près de la rive.
Lors d’une récente cérémonie de profession des vœux perpétuels, j’ai adressé ce message aux confrères concernés : « Cette profession perpétuelle signifie-t-elle avoir les droits et privilèges inviolables dont jouissent tous les membres profès perpétuels de la CICM ? Cela signifie-t-il un “droit” perpétuel ? Pas du tout. Elle signifie plutôt un service perpétuel au peuple de Dieu et un engagement durable dans la mission que le Seigneur nous a confiée ». Sommes-nous trop satisfaits de nous-mêmes lorsque nous avons enfin réussi à prononcer les vœux définitifs et à être ordonnés aux ordres de diacre et de presbytre ? Nos rêves se sont-ils réalisés lorsque nous jouissons enfin des droits et privilèges inviolables d’un CICM profès perpétuel et avons acquis l’honneur et la dignité d’un ministre ordonné ? Sommes-nous arrivés à bon port, « en naviguant trop près de la rive », lorsque nous préférons nous contenter de notre environnement confortable et familier ?
Dans Evangelii Gaudium (n° 20), le pape François nous exhorte à accepter l’appel de « sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile. » Notre confort n’est pas seulement notre environnement familier et confortable. Elle comprend également le fait d’être prisonnier de théologies non actualisées, de méthodes missionnaires dépassées et de vieilles « habitudes du cœur. »1 Nous sommes mis au défi « de passer du mode d’entretien à un nouveau paradigme missionnaire ».2 Avec les maigres ressources dont il disposait, Théophile Verbist rêvait « grand ». Il rêvait d’une mission en Chine. Il est mort après seulement 27 mois dans l’une des missions les plus difficiles dans l’arrière-pays de la Chine, sans voir les fruits de son travail. Après 160 ans d’existence comme congrégation missionnaire, faisons un test de réalité. Le pape Jean-Paul II, dans son encyclique Redemptoris Missio (no 33), identifie 3 situations missionnaires : (1) les endroits où l’Évangile n’est pas encore connu, (2) les jeunes églises qui ont besoin de soins pastoraux, et (3) la « situation postchrétienne », notamment en Europe. Il va sans dire que plus de 80 % de notre personnel missionnaire actif se trouve dans la situation n° 2. Alors que nous effectuons un travail pastoral dans de nombreuses églises locales en Afrique, en Asie et dans les Amériques, nous sommes à peine présents dans les situations no. 1 et no. 3. Aujourd’hui, notre Congrégation est confrontée au défi clair et actuel de passer de la situation n° 2 aux situations n° 1 et n° 3.
Dérange-nous, Seigneur,
Lorsque, avec l’abondance de choses dont
nous disposons,
nous avons perdu notre soif d’eau vive ;
après être tombés amoureux de la vie,
nous avons cessé de rêver de l’éternité,
et dans nos efforts de construire une nouvelle terre,
nous avons laissé baisser notre vision du nouveau Ciel.
Selon un récent numéro du magazine Forbes, « un nombre record de milliardaires, environ un nouveau toutes les 17 heures, a été créé pendant la pandémie de COVID-19. »3 Les milliardaires naissent dans les bons et les mauvais moments. Alors que 6 millions de personnes sont déjà mortes et que de nombreux autres millions souffrent depuis l’apparition de la COVID-19, notamment dans de nombreux pays en développement, les milliardaires réussissent bien pendant la pandémie. Notre propre portefeuille de placements a enregistré des rendements records. « C’était en effet une année fantastique ». Ce résultat positif nous assurera plus ou moins la subsistance pour nous-mêmes et pour notre travail missionnaire pour les prochaines années à venir. Alors que nous nous réjouissons et félicitons nos gestionnaires des investissements pour un travail bien fait, ne devrions-nous pas penser davantage à partager généreusement nos ressources et à travailler en étroite collaboration avec ceux qui ont été gravement touchés par la pandémie actuelle ?
L’une des grandes leçons tirées de la pandémie de COVID-19 est la « mondialisation de la solidarité ». Nous ne sommes peut-être pas « infectés, mais nous sommes tous affectés ». Nous sommes tous membres d’une même espèce appelée Homo sapiens. En tant qu’Homo sapiens, nous sommes les plus performants parmi les espèces de primates grâce à notre cerveau. Cependant, nous sommes également les plus dangereux, car, en tant qu’espèce, nous sommes capables de tuer, et pire encore, de planifier un génocide.4 De même, nous sommes capables de détruire notre propre environnement naturel. Notre intelligence s’avère être « notre faiblesse ». Elle est la source de la violence, de la manipulation et de l’autodestruction. Inversement, en tant qu’espèce, nous survivons avec plus de succès que les dinosaures, non pas grâce à notre « plus gros cerveau », mais grâce à notre plus grand « cœur ». Matthew Fox5 a un jour soutenu que la « bénédiction originelle » est « plus originelle » que le « péché originel ». Les êtres humains sont « bénis » dès le départ, car contrairement au principe de « la survie du plus apte »6, nous sommes dotés d’un « cœur plus grand » pour prendre soin des plus faibles et des plus vulnérables. C’est ce qu’enseigne la Bible (et le Coran, d’ailleurs) : aimer son prochain. Les êtres humains sont capables de se donner et de se sacrifier. C’est ce genre de moralité qui a permis à la toute jeune communauté des disciples de Jésus de survivre et de s’épanouir en tant que communauté de croyants au milieu de la domination de la Rome païenne.
Il y a deux mille ans, le christianisme était une minuscule et insignifiante secte juive en marge de l’Empire romain. Plusieurs vagues d’épidémies avaient été enregistrées pendant l’apogée de l’Empire romain. Des milliers de personnes, voire des millions, sont mortes de maladies infectieuses inconnues. Selon le sociologue Rodney Stark7, de nombreux chrétiens étaient également morts, mais un nombre considérable d’entre eux avaient survécu à l’épidémie. Alors que beaucoup se s’étaient enfuis et étaient allés dans un havre plus sûr, les chrétiens étaient restés dans la ville. Ils avaient pris soin des malades et avaient enterré les morts, tout en faisant preuve de beaucoup de compassion et de solidarité envers les survivants. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la survie était le produit indirect des valeurs chrétiennes d’abnégation et de sacrifice de soi. Un bon nombre de chrétiens qui avaient pris soin des malades avaient acquis une certaine immunité contre la maladie et avaient finalement survécu. Avec le recul, nous pouvons conclure que les chrétiens avaient survécu non pas parce qu’ils étaient forts, en bonne santé et en forme, mais parce qu’ils avaient pris soin les uns des autres.
Au lendemain de la pandémie de COVID-19, nous devrions être « perturbés » à la fois par le « résultat fantastique » de nos « gains » et par la « perte énorme » de vies et d’opportunités économiques de millions d’êtres humains dans le monde. Notre Institut missionnaire a commencé lorsque le Fondateur s’est lancé dans la fondation d’un « nouveau Ciel et d’une nouvelle Terre » dans la mission lointaine de Chine, malgré les contraintes financières et les maigres ressources. Rappelons-nous ce passage des Actes du 15e Chapitre général :
Ce qui leur manquait en ressources financières, ils l’ont compensé avec leur foi et leur enthousiasme. Verbist, dans sa lettre du 20 octobre 1867, a écrit : « les forces spirituelles acquises doivent surpasser de beaucoup les forces corporelles. » L’exemple de Verbist et des premiers missionnaires en Chine nous rappelle que c’est précisément quand nous sommes faibles, petits, avec des ressources limitées, que nous témoignons tous de la puissance de Dieu quand nous réalisons la mission. 8
Dérange-nous, Seigneur,
Afin d’oser plus hardiment,
de nous aventurer en mer plus large,
là où les tempêtes nous révéleront ta majesté ;
Quand, perdant de vue la terre,
nous trouverons les étoiles.
Nous te demandons de repousser
les horizons de nos espoirs,
et de nous propulser vers l’avenir,
avec force, courage, espérance et amour.
Le 15e Chapitre général a déclaré explicitement que « la perte de “l’esprit de pionnier” est un obstacle majeur pour commencer quelque chose de nouveau. »9 Comme l’affirmé André De Bleeker, il n’est pas trop tard pour retrouver notre esprit de pionnier :
Ce dont nous avons besoin maintenant, c’est que les CICM entreprennent ce que peu sont prêts à faire — être des pionniers. Les pionniers abandonnent le statu quo et créent une « nouvelle normalité ». Les pionniers ont un feu au fond du cœur qui les pousse à partager la Bonne Nouvelle dans des situations exigeantes et difficiles… Notre mémoire rejoue notre passé, mais notre imagination prépare notre avenir. Nos pionniers ont dynamisé l’imagination de milliers de confrères. Puissent nos imaginations inspirer les confrères à entreprendre un travail de pionnier une fois de plus dans ce siècle. 10
Que les souvenirs des pionniers CICM « rejouent » notre passé. Après que le Fondateur et ses quatre compagnons se soient aventurés en Mongolie intérieure, quatre confrères conduits par Albert Gueluy sont partis pour la mission du Congo (aujourd’hui République démocratique du Congo [RDC]) en 1888. Ils ont parcouru d’énormes distances en utilisant les moyens de transport disponibles à travers des rivières périlleuses, des forêts épaisses et des terrains inhospitaliers pour prêcher l’Évangile aux populations autochtones d’Afrique centrale. Neuf confrères CICM menés par Peter Dierickx ont débarqué aux Philippines en 1907 et ont choisi de se rendre sur un vaste territoire dans la région montagneuse du nord de Luzon pour prêcher l’Évangile aux tribus non évangélisées des Cordillères. De nombre CICM néerlandais ont été les pionniers du travail missionnaire parmi les Torajas en Indonésie. Jerry Galloway a consacré toute sa vie et son expertise médicale au service des populations autochtones dans les forêts de Mai-Ndombe, en RDC. Depuis de nombreuses années, les confrères CICM travaillent en étroite collaboration avec les personnes marginalisées aux États-Unis telles que les Afro-Américains, les Amérindiens et les migrants hispaniques. Les confrères du Brésil se sont aventurés dans les territoires des autochtones dans la région amazonienne. En 1992, trois missionnaires CICM ont fondé de toutes pièces la mission catholique dans le vaste territoire de la Mongolie. Au Guatemala, des confrères se sont engagés dans l’apostolat missionnaire auprès de la population autochtone à Cobán et ailleurs. En Belgique, une communauté multiculturelle CICM fait de l’apostolat missionnaire dans une zone urbaine de Deurne, à Anvers. Le district d’Indonésie a récemment commencé un ministère pastoral parmi la population autochtone de Kalimantan. Le Gouvernement général actuel a décidé à l’unanimité de lancer une nouvelle entreprise missionnaire au Malawi. Les quatre premiers missionnaires CICM y sont arrivés au cours du dernier trimestre de 2020.
Laissons notre imagination « préparer » notre avenir. Sommes-nous prêts à militer pour le bien des Batwas et d’autres tribus autochtones en RDC ? Sommes-nous prêts à travailler parmi les Dumagats de la Sierra Madre, les Aetas du centre de Luzon, ou les Lumads de Mindanao ? Sommes-nous assez audacieux pour accepter le défi du prélat de Marawi aux Philippines de nous impliquer à nouveau dans le dialogue islamo-chrétien ? Sommes-nous prêts à « planter notre tente » parmi les personnes sécularisées en Europe ? Sommes-nous assez audacieux pour répondre à nouveau à l’appel du Pape François d’aller aux périphéries de l’Amazonie en Amérique du Sud ? Sommes-nous capables de mettre à profit les nouvelles technologies de l’information et les médias sociaux pour l’évangélisation ? Sommes-nous présents dans les nouveaux aréopages11, les espaces culturels du monde post-chrétien et post-sécularisé qui ont besoin d’être imprégnés par l’Évangile ?
Peut-être, la perturbation, la rupture et la dissonance qui se manifestent dans notre existence quotidienne peuvent-elles nous conduire à la conversion. Que l’Esprit du Seigneur nous guide dans nos efforts pour devenir des témoins fidèles de l’Évangile dans un monde en mutation.
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1 L’expression “habitudes du cœur”, en anglais “habits of the heart”, vulgarisée par Robert Bellah, est empruntée à la Democracy in America d’Alexis de Tocqueville. Elle désigne simplement la somme des idées, opinions et notions qui façonnent nos habitudes mentales.
2 Actes du 15e Chapitre général, p. 15.
3 “La 35e liste annuelle des plus riches du monde établie par le magazine a atteint le chiffre sans précédent de 2 755 milliardaires, soit 660 de plus qu’il y a un an, dont la valeur totale s’élève à 13 100 milliards de dollars US, contre 8 000 milliards de dollars US dans la liste de 2020. 63 autres femmes sont devenues milliardaires, ce qui porte le total à 328. En tant que groupe, les femmes de la liste ont une valeur de 1,5 trillion de dollars US, soit une augmentation de près de 60 % par rapport à l’année dernière.” (www.dw.com › en › forbes-a-new-billionaire-every-17hours.)
4 Voir Jared Diamond, The Rise and Fall of the Third Chimpanzee (Sta. Fe, NM: Radius, 1991).
5 Voir Matthew Fox, The Original Blessing: A Primer in Creation Spirituality (Santa Fe, NM: Bear, 1983).
6 Cette expression a été inventée par Herbert Spencer en 1864, après avoir lu l’ouvrage de Charles Darwin intitulé « On the Origin of Species ».
7 Voir Rodney Stark, The Rise of Christianity: How the Obscure, Marginal Jesus Movement Became the Dominant Religious Force in the Western World in a Few Centuries (San Francisco, CA: Harper, 1997).
8 Actes du 15e Chapitre général, p. 33.
9 Ibid., p. 13.
10 “Pioneering Spirit in CICM: Brief History and Future Perspective,” unpublished paper delivered on November 6, 2018, dans the meeting of the General Committee on Mission, p. 7.
11 Voir Redemptoris Missio, no. 37.